Bétail

8 min read

Malgré l’horaire fantaisiste, Jonathan avait connu des endroits plus désagréables pour un premier rendez-vous d’affaires. Le meet up débutait à vingt-trois heures dans le restaurant d’un prestigieux hôtel parisien. Le conseiller en stratégie d’entreprise se demandait si son client cherchait à rouler des mécaniques en mettant la barre assez haut – sans de suite viser le restaurant étoilé, ou si l’argent entrait moins en considération que l’aspect pratique : je descends à cet hôtel, je mange à cet hôtel. Se poser ces questions relevait de la seconde nature chez le jeune loup. Après tout, son métier consistait pour l’essentiel à envoyer des messages subliminaux au monde pour que ses clients atteignent les objectifs qu’ils s’étaient fixés. Dans quelle disposition ce M. Ezguenikov cherchait-il à le mettre ? Il aurait sans doute bientôt la réponse.

Le seuil du restaurant baignait déjà dans une ambiance douillette et chaleureuse. Le moelleux des tapis indiquait qu’ils étaient souvent remplacés. Une odeur de pain chaud flottait dans les airs, presque suspecte : provenait-elle des cuisines ou des consignes d’un ambianceur adepte de spray aux fragrances “traditionnelles” ? Jonathan indiqua au maître d’hôtel le nom de la réservation qu’il était censé rejoindre et il remarqua une lueur inhabituelle dans les yeux de l’employé ; quelque chose entre l’étonnement poli et l’envie. L’impression disparut aussitôt qu’elle était arrivée et Jonathan fut guidé jusqu’à la table de son hôte, qui leva son verre pour l’accueillir.

— Monsieur Guerbet, prenez place, je vous en prie !

Le quinquagénaire désigna le siège de l’autre côté de la table de sa main libre. Malgré son nom slave, aucune trace d’accent dans sa voix.

“D’accord, songea Jonathan. Il ne daigne ni se lever ni me serrer la main. C’est moi qui viens à lui et pourtant il me fait comprendre qu’il m’accorde une faveur. Voyons où tu veux aller, mon petit père.”

Ezguenikov servait déjà un verre à son convive.

— J’ai pris la liberté de commander un vin rouge – je crois savoir que vous appréciez les Côtes du Rhône.

L’expert en marketing jeta un coup d’œil à la bouteille et redirigea à nouveau son attention sur son interlocuteur. Se foutait-il de lui ou le testait-il ? Aux plissements malicieux qui cernaient le regard de l’homme, impossible de répondre.

— Qualifier un Châteauneuf-du-Pape de Côtes du Rhône, vous cherchez à vous faire des ennemis ?
— Vous m’accorderez l’exactitude géographique de mon propos, cependant.
— J’ai l’habitude de plus de précision quand je traite en affaires.
— La généralisation est-elle rédhibitoire ?

“Nous y voila. Juste une stratégie pour apprendre comment je travaille.”

— Comme vous le savez sans doute, toutes les généralisations sont fausses…
— … y compris celle-ci, compléta Ezguenikov dans une parodie de sourire.

Étirer les lèvres en travers du visage, sans les dessouder l’une de l’autre n’avait jamais convaincu personne. Encore ce foutage de gueule ou la suite du test ? Le conseiller en marketing poursuivit.

— Exactement. C’est une autre manière de parler de l’exception qui confirme la règle. Mais mieux vaut parier sur la règle selon moi : elle permet de cerner l’exception. Une base de travail peut se contenter d’une généralité, un plan d’actions nécessite de la précision. Et des informations exactes, en quasi-temps réel.

L’homme ne quittait pas Jonathan du regard, attendant la suite.

— C’est du moins le niveau d’exigence auquel la majorité de mes clients m’ont soumis jusqu’à présent. Cependant, qui peut le plus, peut le moins.

Le consultant goûta le vin – autant pour l’apprécier que pour se donner une contenance. Un breuvage riche, complexe, sans doute un millésime assez prestigieux. Jonathan appréciait les bons crus mais n’était pas assez expert pour estimer avec précision la qualité. À l’image du restaurant. Le luxe était palpable, du poids des couverts en argent au grain de la nappe d’un blanc irréprochable… Trop pour être honnête, songea Jonathan.

Cet entretien avait pris une tournure bizarre bien trop vite. Il avait déjà vendu des prestations pour toutes sortes de business, du loufoque au sordide, opérations de greenwashing, détournements d’attention ou campagne de pub avilissantes et pourtant efficaces. Là, le produit n’avait même pas été évoqué dans les premiers contacts. Rien, en fait, n’offrait à Jonathan le moindre indice sur ce qui était attendu de lui : Internet ne lui avait rien appris sur Ezguenikov, aucun document préparatoire ne lui était parvenu avant cette entrevue, le standing même du restaurant constituait peut-être un piège en soit – impressionnant pour le béotien, assez abordable en réalité. Ezguenikov lui-même rajoutait à cette impression indéfinissable d’entre-deux. Jonathan lui donnait la cinquantaine, sans certitude pour autant : ses vêtements, sa coupe de cheveux, son maintien démentaient la délicatesse de ses traits. Un vieux beau ou un jeunot de fin de noblesse ?

— Bien que vous désapprouviez cette méthode, nous partirons sur une généralité. Un contexte général, plus exactement.
— Je vous écoute.
— Je suis éleveur et je souhaite que mon troupeau prospère. Assez pour faire vivre ma famille et moi.

Ezguenikov marqua une légère pause de réflexion.

— Ma famille au sens étendu, dirons-nous. Une centaine de personnes. Dans le même temps, j’apprécie la biodiversité. Vous vous intéressez à l’écologie, M. Guerbet ?
— Quand le travail l’exige. Disons que j’ai un vernis.

Le client s’en contenta d’un hochement de tête.

— Je veux concilier la prospérité de mon troupeau tout en ménageant la survie des espèces qui ne manqueront pas de s’en nourrir. À combien estimez-vous le nombre de bêtes que je doive conserver ?
— Eh bien… Je ne suis pas sûr d’être à même de répondre, je n’ai pas étudié le marché de la viande – d’ailleurs de quelle espèce parlons-nous ? Bovidés, ovidés, caprins ?
— Mettons, bovidés. Je ne vous parle pas de les vendre, mais de les consommer. Et pour simplifier, admettons que ma famille et moi consommons chacun une bête par jour.
— Chacun ? Voyons, c’est absurde. Enfin, excusez-moi, mais un bœuf bien portant nourrit sans doute une cinquantaine de personnes. Allons jusqu’à dix par tête de bétail…

Ezguenikov l’interrompit d’un geste.

— Regardez autour de vous, M. Guerbet. Pas cette seule salle au charme facile, fabriqué. Le monde. Il se meurt. L’humanité le tue à petit feu. Ou plutôt, il arrose d’essence un bûcher déjà allumé en pleine sécheresse, par grand vent. Je veux éviter aux miens de mourir de faim, dans ce que je pense un avenir proche. Aussi je vous pose cette question, envisagée dans un scénario du pire. Combien faut-il de têtes de bétail pour nourrir une centaine de personnes, en assurant le renouvellement du cheptel ?
— À raison d’une par personne et par jour ?

Au coin de ses lèvres, Ezguenikov accusa un frémissement. Jonathan peinait à trouver la blague qu’il avait énoncée malgré lui.

— À ce rythme oui. C’est encore une fois un scénario du pire : il y a les maladies, les conditions climatiques, que sais-je….
— Je vois. Je suppose que le remplacement de ce régime carné par des sources végétales de protéines, plus simple à mettre en œuvre…

Jonathan laissa la question en suspens et ne fut pas surpris de voir Ezguenikov l’accueillir d’un imperceptible mouvement de tête de connivence.

— Il faudrait que je monte une équipe d’experts pour répondre à une telle question.
— Parlons donc tarifs – et délais.

***

Dmitri Ezguenikov sortit de sa rêverie lorsque son chauffeur ouvrit la portière. Les négociations s’étaient prolongées tard dans la nuit, plus par jeu que par souci d’économie.

— La nuit fut bonne, maître ?
— Excellente, mon cher, excellente. Pardon de vous avoir gardé si longtemps éveillé.
— C’est mon devoir de veiller sur vous.
— Et je tache de vous le rendre du mieux que je peux.

Les deux hommes s’arrêtèrent un instant sur le perron de l’immeuble privé, le temps que la sécurité les identifie – les gardes surveillaient davantage les alentours que l’identité de leur employeur, qu’ils auraient reconnu dans la foule la plus dense. Pourtant, Dmitri restait à observer le ciel qui palissait, éteignant les étoiles dans les toutes premières lueurs du petit matin.

— Maître ? Il se fait tôt, il serait plus prudent de rentrer.
— Oh, je pourrais supporter cette lumière encore quelques instants, en vérité.
— Je ne doute pas de votre force, mais il ne faut pas…
— … jouer avec le feu ?

Le chauffeur eut un sourire embarrassé. Il se sentait comme un enfant se rendant compte qu’il expliquait une évidence à son grand-père.

— C’est pourtant beau.
— Quoi donc, maître ?
— L’aurore. Même avec le filtre de la pollution, rien n’égale l’aurore.

Dmitri se tourna vers son domestique, un sourire triste sur ses canines effilées. Il essuya d’un doigt une goutte de sang qui perlait au coin de son œil.

— Tu as raison, il faut rentrer maintenant. Et espérer que le troupeau ne se consume pas trop vite.

Crâne et colonne de bovidé

WikiImages / Pixabay

Recevez l'actualité du site et toutes les Histoires minute de la semaine.
Vous pouvez aussi me soutenir sur Patreon !

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.